
Mercredi, Carlos m'a emmenée déjeuner chez ses parents, qui habitent à Ojocaliente, un bled situé à une soixantaine de kilomètres de Zacatecas. Quand il m'a dit « desayuno », je m'attendais naïvement à un petit repas simple impliquant peut-être des fruits, du café et quelque chose comme du pain ou un autre féculent du même genre. Eh bien j'étais loin du compte! Je n'ai pas compté tous les plats que j'ai mangés, mais il y avait, en vrac: des sandwiches de légumes et d'avocat, du riz avec une sauce aux haricots rouges, des quesadillas (crêpes de fromage), un truc sucré fait à base de bananes flambées et de je ne sais quelle racine étrange, de la pêche au sirop (« mange, mange, ça aide à la digestion »), du jus d'oranges, du jus de goyaves... Un très bon repas! J'ai trouvé les parents des deux frères très accueillants et sympathiques, et aussi très curieux. Le père m'a posé des dizaines de question sur la Suisse et l'Europe, et nous avons finalement ouvert un dictionnaire encyclopédique pour avoir les réponses à des questions auxquelles je ne savais pas répondre. Lui a eu une vie relativement atypique pour un Mexicain: étant jeune, il est partie étudier en Russie, a eu un fils avec une Russe, puis s'est séparé de cette femme et est rentré au Mexique, où il a rencontré la mère de Nasul et de Carlos. Il a aussi vécu un temps au Chili, où il a vécu de près le coup d'Etat... Lui et sa femme m'ont raconté que tous deux avaient vécu seuls avant de se marier, ce qui était rare à l'époque où, comme c'est encore le cas dans de nombreuses familles, l'on passait directement de la maison des parents à la demeure matrimoniale.
Ce couple m'a semblé très ouvert d'esprit et de coeur, ce qui explique sans doute pourquoi leurs fils font partie du réseau de couchsurfing. Je n'ai par contre pas encore trouvé de famille mexicaine ouvrant son foyer aux voyageurs: ceux qui le font sont, à l'instar de mes trois amis de Chihuahua et des deux frères, des personnes généralement célibataires et ayant fait des études supérieures. Mais je crois que cela ne suffit pas, et que ces personnes, les couchsurfeurs, ont un petit truc en plus. Je ne sais pas ce que c'est, mais j'ai pu sentir que ce petit quelque chose, Carlos et Nasul l'avaient hérité de leurs parents. La situation des Chihuahuenses est par contre un peu différente. Je ne connais pas vraiment la situation familiale de Polo et d'Ulises, mais Koko m'avait raconté que ses parents étaient très conservateurs et religieux, et que de tous ses frères il était le seul à ne pas s'être marié; il est considéré par sa famille comme le mouton noir du troupeau. Du coup je le compare aux Zacatecanos et me demande comment quelqu'un né dans une famille aussi typiquement catholique et consevatrice est devenu ce qu'il est devenu, une personne aussi ouverte d'esprit et anticonformiste... Je me réjouis de surfer d'autres maisons mexicaines, pour pouvoir comparer la situation de mes hôtes.
Au retour, Carlos et moi avons eu droit à un contrôle en règle et à une fouille complète de la voiture par les militaires. J'avais envie de rire en voyant ces quatre gaillards en treillis kaki se contorsionner très sérieusement pour ouvrir la boîte à gants, soulever les tapis de sol et tapoter les portières...mais j'ai jugé plus raisonnable de me contenir et de fermer ma gueule. Comment vous appelez-vous, où allez-vous, d'où venez-vous? Carlos a répondu avec flegme, habitué qu'il est à cette situation. Les militaires ne m'ont par contre absolument rien demandé, et j'aurais aussi bien pu dissimuler un kilo de coke dans mon sac...
J'ai également eu le droit à de la musique russe pendant que nous roulions: la Russie intéresse en effet Nasul et Carlos, qui sont déjà allés visiter leur demi-frère à Moscou. Je ne sais pas pour vous, mais à moi le mélange Russe-Mexicain m'apparaît comme franchement fascinant, car plutôt improbable; et la voix ce type chantant à plein poumons de son accent rocailleux imprégné de vodka résonnait presque comiquement dans ce paysage mexicain désertique et rempli de cactus.
En fin de journée, Nasul m'a emmenée sur le Cerro de la Bufa, la colline qui domine la ville. "On monte comment?" - "A pied." - "Mais...ce téléphérique me paraît bien intéressant..." - "Non, on monte à pied." - "Hum, mais tu sais, je ne suis pas habituée à un air aussi raréfié, et en plus j'ai de l'asthme, je viens de manger, et puis avec le peu d'exercice que j'ai fait ces temps, je ne sais pas si..." - "On monte à pied." Bon. Nous sommes montés à pied. Ca n'était pas si terrible, finalement, et la vue, au soleil couchant puis de nuit, en valait vraiment la peine.
Et je suis toujours dans mon trip arborisombricole. Et je m'en fous si ce mot n'existe pas!
Voici les deux frères, Nasul à gauche, le cadet d'une année, et Carlos à droite. Admirez le regard sceptique du petit frère...
Et un portrait de Nasul que j'aime bien.
Ce matin, j'ai appris que j'allais faire un tour à vélo avec Carlos. Décidément, ils ne me laissent pas souffler! Moi je veux bien, j'adore le vélo. Sauf que celui qu'ils m'ont prêté était trop petit, les vitesses se changeaient très mal et, surtout, cette p**** de ville est en pente! Nous n'avons donc que peu roulé, et j'ai réussi à convaindre mon guide que se vautrer sur l'herbe au soleil était l'essence même du bonheur. Nous entendions des vaches meugler tout près, et au loin le son de la camionnette qui vend le gaz: "Tiloudiliiii, el gaaaaaas! Tiloudiliii, el gaaaas!", tandis qu'une légère brise soufflait dans les arbres.
Demain, vendredi, je m'en vais. Enfin, je crois. Le problème, c'est que les rencontres que l'on fait grâce au couchsurfing sont tellement riches que l'on ne peut plus partir! Je me rends ainsi compte que je n'ai pas besoin d'être amoureuse pour rester longtemps au même endroit, la compagnie de deux bons amis suffit à faire défiler les jours à toute vitesse. A ce rythme, je ne sais pas si je pourrai attrapper mon avion à Buenos Aires en juin!