Quoi qu'il en soit, j'ai tout de même réussi à passer un agréable week-end, avec Violeta et Simon, mes hôtes, dont j'avais fait la connaissance à Chihuahua peu après Noël, et que j'avais déjà mentionnés, brièvement, dans un post datant, logiquement, de fin décembre. Violeta est de Morelia mais a pas mal voyagé et vécu, notamment, un an à Montréal, ville dont elle est tombée éperdument amoureuse. Simon, lui, est Danois et pianiste, et il a travaillé comme volontaire dans un tout petit village de Michoacán, où il a appris l'espagnol simple des gens de la campagne tout en enseignant l'anglais aux gamins. Ils se sont rencontrés il y a quelques mois et vivent depuis, ensemble, chez Violeta, mais Simon va bientôt rentrer au Danemark, histoire de finir ses études, tandis que Violeta rêve de retourner à Montréal. Encore un couple européo-mexicain dont je m'amuse à observer le mode de fonctionnement en attendant de, qui sait, me retrouver un jour directement confrontée à cette délicate situation.
Vendredi soir, Violeta m'a emmenée au "oui", un bar tenu par des Français. J'étais toute contente de pouvoir me lancer avec ceux-ci dans une conversation dans la langue de Molière, mais je me suis rapidement rendu compte que je peinais un peu à trouver mes mots et ne pouvais m'empêcher d'intercaler dans mon récit des excalamations en espagnol et des expressions mexicaines; il faut dire que j'ai tant de fois raconté l'histoire de mon voyage en espagnol!
Les Français, quant à eux, vivent à Morelia depuis déjà trois ans, et connaissent le Mexique depuis encore plus longtemps; c'est dire qu'ils sont tout à fait intégrés et que leur "mexicain" est parfait. Au bout de quelques minutes, je suis naturellement repassée à l'espagnol en présence de Mexicains, et n'ai plus reparlé en français, même lorsque nous étions exclusivement entre francophones. Assez surréaliste, comme situation, je dois dire que ça ne m'étais jamais arrivé de me sentir plus à l'aise dans une langue étrangère que dans la mienne propre. C'est sûr, ne nous leurrons pas, j'ai encore beaucoup de progrès à faire en espagnol si je veux un jour atteindre le même niveau que j'ai en français; mais quel plaisir que de sentir que cette langue qui n'est pas la mienne m'est devenue si familière que les mots sortent tout seuls, sans effort! Il est des situations, je l'ai compris à Morelia, où la richesse du vocabulaire et la perfection des constructions grammaticales s'effacent naturellement devant un autre impératif, quelque peu mystérieux. Dans ce bar, ce jour-là, ces francophones de naissance se devaient de parler espagnol entre eux pour rendre justice au lieu et à l'ambiance; et pour une raison qu'il m'est difficile d'expliquer, "qué se te antoja tomar?" sonnait tellement mieux, était tellement plus agréable à entendre qu'un boiteux "qu'est-ce que tu as envie de boire?".
Le lendemain soir, après ma déconfiture papillonnière, Violeta m'a à nouveau emmenée au centre ville, tandis que Simon gagnait sa croûte en jouant du piano dans un bar. Nous avons rencontré deux de ses amis, un Mexicain de Morelia et une Finlandaise qui travaille dans un bar et parle, elle aussi, parfaitement espagnol. Décidément, les Européens pullulent au Mexique, et j'en apprends plus sur eux qu'en restant dans mon propre pays! Nous avons laissé cette demoiselle travailler et avons continué à marcher en compagnie du Mexicain, Juan. Quand celui-ci a appris que je venais d'une région francophone, il m'a lancé avec enthousiasme: "Alors on va parler français!" J'ai appris qu'il avait passé un an à Paris, y avait une copine (encore!) et comptait y retourner bientôt pour se perfectionner en architecture. La conversation s'est donc poursuivie en français, et j'ai enfin pu entendre Violeta s'exprimer dans cette langue. Tous deux parlent très bien, ce fut un vrai plaisir. Je suis restée quelques minutes hors de la discussion, me contentant de tendre l'oreille pour savourer les différences d'accent et de vocabulaire: je pouvais en effet discerner, mêlé à l'accent mexicain de Violeta, celui du Québec que j'aime tant, et ai retrouvé avec plaisir dans ses phrases des "c'est pô si pire" et "mon chum", tandis que Juan s'exprimait avec les intonnations un peu hachées des Parisiens. A écouter ces deux basanés rendre ainsi hommage, au beau milieu de Morelia, à ma langue que j'aime tant, j'ai soudain éclaté de rire en réalisant ce que la situation avait d'incongru: si je veux m'exprimer dans ma propre langue, il me faut en effet chercher des Mexicains plutôt que des Français.
Simon et Violeta, dans leur "bocho", c'est-à-dire leur coccinelle, bizarrement peinte, et dont j'avais déjà posté quelques photos en décembre.
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Au bar le "OUI":
A Morelia, j'ai eu également l'occasion de réfléchir à un autre paradoxe un peu surprenant: bien que je domine bien mieux le français que toute autre langue et, surtout, bien que je considère que cette langue est une composante capitale de mon identité, je me rends compte que lorsque je repense aux conversations que j'ai avec mes amis, je ne les classe pas selon que je les ai eues en français, anglais ou espagnol. Etrangement, mon cerveau ne retient la plupart du temps que les idées qui ont été échangées, sans que me reste ce qui constitue une langue, c'est-à-dire le vocabulaire spécifique utilisé, les tournures, l'accent. L'anglais va directement au but avec des mots-valises quand le français s'empêtre parfois dans des tournures compliquées? Qu'importe, c'est du pareil au même! L'espagnol possède deux verbes être et distingue le verbe avoir de l'auxiliaire du même nom? Sans importance! J'en viens presque à en vouloir à mon cerveau qui, en gagnant en agilité et en automatisant de nombreux processus linguistiques, à peut-être perdu un peu de sa capacité à jouir des différences langagières. Cela m'est d'autant plus flagrant quand il m'arrive de parler plusieurs langues avec la même personne: espagnol et français avec Violeta, Juan et les Français du bar; anglais et espagnol avec Álvaro, Fernando ou Marcela selon que Kal était présent ou non; et même les trois langues avec Thaïs, selon que nous étions seules, avec des Mexicains ou avec Kal. J'ai eu de nombreuses conversations avec tous ces gens, et dans la plupart des cas j'ai du mal à me souvenir dans quelle langue elles ont été conduites. Il y a encore un an, cette situation m'aurait fascinée; mais il faut croire que j'ai maintenant suffisamment gagné en flluidité aussi bien en espagnol qu'en anglais pour que ces deux langues s'intègrent à mon esprit et à mes souvenirs avec autant de naturel que le français. Pourtant, je suis et je resterai bel et bien francophone avant tout, et je prends chaque jour un peu mieux conscience des différences qui distinguent les français de l'espagnol, de même que je continue de dire à qui veut l'entendre que mon identité est en grande partie basée sur cette langue, ma langue, que je je suis fière de maîtriser à la perfection. Alors quoi, mon cerveau aurait-il cessé de tenir compte de la prééminence du français dans ma vie?? Dans l'hypothèse où je resterais vivre en Amérique latine, en viendrais-je à perdre mon aisance à m'exprimer dans ma propre langue, comme cela arrive fréquemment aux expatriés, coincés entre une langue qui n'est pas la leur et une autre qu'ils en viennent à oublier? J'espère bien que non, et je ferais tout pour éviter cela; car je suis persuadée qu'on peut parvenir à maîtriser parfaitement -ou presque- deux langues, voire même plus, sans que l'amélioration de l'une ne mette l'autre en péril. Evidemment, je suis encore loin de cette situation; en attendant, je profite simplement de savourer mes progrès en espagnol et en anglais et ma capacité à communiquer avec tant de gens sur cette planète.