mercredi 11 février 2009

- La Suissesse et les Tortillas -


Il était une fois une jeune Suissesse exilée dans une lointaine contrée où l'eau jaillissait fort chaude. Alors qu'elle s'essayait, confortablement installée dans sa chambre située au sommet de la plus haute tour de son château, à chanter, de sa voix cristalline, quelques lais accompagnés d'un air de mandoline, la Suissesse vit soudain atterrir sur le rebord de sa fenêtre un gracieux volatile porteur d'un message lié à sa patte. "Ciel!", se dit-elle, transportée d'allégresse, "Ce sera une épître de mon cher ami le Mexicain!". En effet, il s'agissait bien d'une courte missive signée de la main du galant jeune homme. Elle disait ceci: "Gente dame, je me permets par la présente de vous faire la demande d'une grande faveur, en espérant que celle-ci ne vous coûtera point; pourriez-vous, s'il vous agrée, faire en sorte que je puisse souper, ce soir, de quelques unes de ces succulentes tortillas? Votre serviteur reconnaissant, le Mexicain."

La Suissesse était ravie de pouvoir, par une si minime faveur, être agréable à son ami qui, elle le savait, vivait de longues et éprouvantes journées sur les routes poussiéreuses du royaume, à pourfendre de sanguinaires dragons. "Je pourrais certes envoyer Rosita, ma servante, en quête de ces délicieuses petites choses, mais je préfère encore y aller moi-même, cela fera plaisir au Mexicain d'apprendre que j'ai veillé seule à la sélection de ses tortillas favorites!", se dit la Suissesse, enthousiaste.
C'est ainsi qu'on la vit, sortant de son château d'un pas délicat et mesuré, ses blanches mains protégées de l'ardent soleil par de fin gants de peau et son gracieux visage soigneusement ombragé par une mantille brodée. "Voyons voir", se dit la Suissesse, qui vivait depuis peu dans cette contrée étrange, "je me souviens que mon cher ami le Mexicain m'avait bien précisé, il y a quelques jours de cela, que les meilleures tortillas se procuraient non pas dans les petites épiceries dont la ville regorge, mais bien dans une tortillerie, magasin spécialisé dans la confection de ces merveilles culinaires. Ah! Oui", s'exclama-t-elle, "une de ces boutiques a justement l'heur d'être située dans les environs immédiats de ma demeure!" C'est ainsi que, quelques instants à peine après avoir quitté son logis, la Suissesse pénétra d'un pas assuré, un radieux sourire aux lèvres, dans l'antre du fabriquant de tortillas. "Je voudrais un kilo de tortillas de maïs, je vous prie", dit-elle de sa voix claire, et sans trébucher sur les syllabes hachées de la langue dans laquelle elle s'était habituée à s'exprimer quotidiennement. La Suissesse savait bien que, des deux espèces de tortillas, de blé (que l'on nommait "de farine") et au maïs, c'étaient ces dernières que préférait le Mexicain. Mais la jeune fille préposée à la vente lui répondit, d'une voix suffisamment forte pour couvrir le fracas des machines, qu'ils ne vendaient malheureusement pas de tortillas de maïs. Dieux du Ciel! Que faire? La Suissesse ne connaissait pas d'autre tortillerie, mais elle savait que le Mexicain serait très déçu s'il ne trouvait pas de tortillas sur la table du souper; en effet, son ami, comme l'immense majorité des gens de son espèces, ne pouvait, par un étrange caprice, envisager de souper quoi que ce soit sans ces merveilles culinaires plates. "Bien, donnez-moi donc un kilo de ce que vous avez", se résolut-elle à répondre à la damoiselle.

C'est fort préoccupée que la Suissesse rentra chez elle, son paquet de tortilla dans un coquet panier d'osier. Elle s'empressa de dépêcher un pigeon à son ami, afin de l'informer de la situation et de lui demander l'adresse d'une autre de ces fabriques de tortillas. Mais le pigeon, au lieu de rapporter à sa maîtresse une réponse qui l'eût soulagée, revint porteur d'une note témoignant de l'incrédulité du Mexicain: "Ma mie, où donc avez-vous dirigé vos pas? Êtes-vous bien certaine que c'est dans une tortillerie que vous êtes entrée?" L'oiseau repartit trouver le Mexicain, portant attaché à sa patte la réponse de la Suissesse: "Cher ami, c'est bel et bien dans une tortillerie que je suis entrée, précisément dans celle située près du château, et que vous m'aviez indiquée un jour que nous prenions l'air dans les environs de celui-ci!" Le pigeon revint finalement, exténué par tant d'allers-et-retours, porteur d'une courte note incrédule: "Très chère, je ne peux croire à la nouvelle que vous me rapportez. Enfin diantre, point de tortillas dans une tortillerie, c'est incensé!" Piquée, la Suissesse se contenta de répondre à son ami qu'il pouvait bien douter tout ce qu'il voulait, les tortillas qu'elle avait achetées n'en restaient pas moins faites de farine et non de maïs.


Quelques heures plus tard, le preux Mexicain revint au logis et pénétra affamé dans la cuisine, après avoir laissé Teofila, sa fidèle monture, à l'écurie. La journée avait été fructueuse et il ramenait une patte entière de dragon de la sierra, qu'il mourait d'envie de dévorer accompagnée de quelques bonnes tortillas. "Voyons donc, ma mie, ce que vous nous avez ramené de la tortillerie", dit-il en s'approchant du paquet qui contenait les précieuses galettes. "Oh! Mais il s'agit bel et bien de tortillas de maïs!", s'exclama-t-il, surpris et heureux, après avoir jeté un oeil aux tortillas. Confondue, la pauvre Suissesse jura que l'employée de la tortillerie lui avait pourtant catégoriquement signifié, dans un castillan très clair, qu'elle ne vendait pas de tortillas de maïs. Le Mexicain, tandis qu'il regardait mijoter sa patte de dragon, plongea dans une profonde réflexion. Il en sortit avec cette exclamation: "Ventre-Saint-Gris, je sais ce qui s'est passé!", et entreprit d'instruire la Suissesse, curieuse de connaître le fin mot de l'histoire. "Voyez-vous, ma chère, il faut que vous sachiez qu'outre les tortillas dites "de farine", confectionnée à base de blé, il existe non pas un, mais bien deux types distincts de tortillas de maïs. La grande majorité des tortilleries confectionnent des galettes à base d'une préparation de maïs blanc, celui que consommaient déjà les peuples indigènes il y a des siècles, et qu'ici nous nommons "elote"; mais l'on trouve parfois également des tortillas faites de ce que nous nommons "maïs", c'est-à-dire des grains jaunes de la plante que vous autres Européens et Américains avez pour coutume de consommer. Ainsi, la damoiselle préposée à la vente a pensé, lorsque vous lui avez réclamé des tortillas "de maïs", que vous vous référiez à cette deuxième sorte; la première, plus courante, se nomme en effet "de maseca" ". "Cependant", se risqua la Suissesse, quelque peu étourdie de tant d'information, "vous avez, mon cher, toujours fait référence à vos tortillas favorites en les nommant "de maïs"...pourquoi donc, si ce n'est point l'appellation correcte?" Le Mexicain, amusé de tant de naïveté, partit d'un rire franc et conclut ainsi: "C'est que, voyez-vous, ma mie, tout dépend du contexte dans lequel vous utilisez ces mots! Si vous vous trouvez dans une situation ordinaire, désirant par exemple savoir de quelle sorte de tortillas votre époux désire dîner, celui-ci se référera naturellement à des galettes de maïs, par opposition à celles de farine; mais si vous vous rendez dans une tortillerie, comme vous le fîtes tantôt, spécialisée dans les tortillas confectionnées à base d'elotes, et que vous réclamez du maïs, on va naturellement croire que vous souhaitez un produit fait spécifiquement de cette plante jaune. C'est ce qui vous est arrivé, et la jeune fille vous a vendu des tortillas de maseca, car elle n'aurait de toute façon pu vous vendre autre chose! Sachez en effet", dit-il pour conclure, "que les tortilleries, à moins que le contraire soit spécifié, sont toujours des tortilleries de maïs...ou maseca, si vous préférez." "Eh bien!", s'exclama la Suissesse, qui se sentait plus suissesse que jamais," si l'on apprend à connaître une contrée grâce à ses spécialités culinaires, il me semble que j'ai encore beaucoup à apprendre de ce pays des Eaux Chaudes; car il se peut en effet que celui-ci, tel une tortilla, cèle sous une apparence trompeusement simple, une complexité que l'on ne soupçonne pas au premier abord."

Suite à cette mésaventure riche d'enseignements, la Suissesse et le Mexicain vécurent heureux et mangèrent beaucoup de petites tortillas...de maïs.


3 commentaires:

Nath a dit…

Si vous trouvez une meilleure morale (ou simplement une autre) pour ce conte, ou si vous parvenez à formuler celle-ci de manière plus claire, je suis preneuse!

Je précise pour les curieux qu'Álvaro - puisque c'est bien de lui qu'il s'agit - est bel et bien l'heureux possesseur d'une monture nommée Teofila...son vélo. Et Rosita, ben c'est juste le nom de ma guitare...

Anonyme a dit…

ahahah, alors la franchement tu t es surpassee... Il faut que tu en ecrives d autres ainsi. Quelle regal :-) Et j espere que maintenant tu deviens une experte en tortillas ??? Bisous
Rodrigo

Unknown a dit…

Cool le petit conte! L'espace d'un instant je me revoyais dans mes cours de Littérature médiévale! A part ça, je reviens sur ton blog depuis 2 bonnes semaines d'absence et je m'attendais au pire...mais ça va je reprends le fil! Pour répondre à l'une de tes dernières questions concernant les Suisses, je pense qu'il ne faut pas généraliser! Je peux uniquement parler des genevois puisque c'est là que je vis et je n'ai pas vécu ailleurs assez longtemps pour juger...je dirais que les Genevois ou plutôt les habitants de Genève sont plutôt réservés et râleurs (et je fais sûrement partie au moins de cette dernière catégorie). Bon, à tout bientôt dans un petit mail personnalisé...(dès que j'aurais plus de temps car en ce moment c'est plutôt la course...),bizzzzzzzzzzz

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